Conteuse

Il est sorti du ventre d’une reine, et il avait les pieds retournés.

Même les reines enfantent des monstres, a dit le roi. Mais cet enfant-là, il ne marchera jamais tout droit, il n’ira jamais de l’avant. Ho, c’était un garçon. Allez ma reine, oublions cet enfant, et passons au suivant.

Durant la nuit, la reine a bercé l’enfant. Au matin, elle l’a emballé dans un drap blanc, elle s’est dirigée vers la rivière et :

Rivière, rends cet enfant aux dieux : ils seront quoi en faire…

Mais ce ne sont pas les dieux qui ont trouvé l’enfant.  C’est un forgeron, les mains larges, les yeux rouges braise,  la peau tannée par le soleil.

Il lui manquait de la main-d’œuvre : il a ramassé l’enfant. Quand il a déballé l’enfant, il a vu les pieds. Il s’est dirigé vers sa forge, et il a fabriqué des attelles de fer. Il a fixé les attelles aux pieds du bébé pour lui redresser les pieds. L’enfant hurlait.

C’est que les redressements « en force » des déformations anatomiques ne se font jamais sans souffrance, a dit le forgeron.

L’enfant a grandi, les attelles aussi.  Et, à 16 ans, il marchait tout droit.  Celui aux pieds retournés observait le forgeron, il voulait connaître le secret du feu.  Quand il entrait dans la forge, la chaleur lui brûlait la peau, mais ce n’était rien à côté de la brûlure qu’il avait dans le cœur et dans les chevilles.

Il était doué.  Au village on disait :

Malgré ses pieds retournés, il est très habile de ses mains.

Il était surtout motivé ! Quand le Forgeron resserrait ses attelles, il étudiait chacun des gestes en serrant les dents.  Et quand il a compris, il a descellé ses attelles et à reculons, il est parti.

Il a traversé des champs, il a traversé des villages. Partout sur son passage, on lui criait :

Hé ta place est chez les autres.

Les autres ?  Il n’avait jamais entendu parler des autres.

Il a tendu l’oreille et, dans un village, y avait une rumeur : les autres arrivaient.

Fermez vos fenêtres, vos portes, les autres arrivent ce sont des gueux.  Oh, mais les pauvres, ils ne ressemblent à rien. Ils ne savent que tendre la main. Quand ils en ont une ! Ils vont encore amener, avec leurs chiens des puces, avec leurs enfants des poux, avec leurs maladies des rats. Et, ils sont guidés par la fille du diable !

Celui né aux pieds retournés s’est dirigé à la sortie du village. Il s’est caché derrière un buisson et il a attendu. Et une nuit, ils sont arrivés avec leurs charrettes tirées par des bœufs, avec leurs chaises, le panier porté. Ils avançaient au rythme des pas des plus lents, ceux qui tenaient les flambeaux.

Il est sorti de sa cachette. Et à reculons, il a rejoint le cortège.